Double emploi : attention !
Cet article s’inscrit dans la collection « PRATIQUE EXEMPLAIRE » Déontologie professionnelle.
Par Me Martine Gervais, avocate, cheffe d’équipe de la gestion des demandes d’enquêtes et conseillère juridique, et Philippe-André Ménard, ing., syndic adjoint.
Inflation alimentaire, augmentation des taux d’intérêt, crise du logement. Pour plusieurs, il devient difficile de « joindre les deux bouts ». Par conséquent, il est tentant pour certaines personnes d’ajouter une pratique privée occasionnelle à temps partiel à leur pratique générale à temps plein auprès d’un employeur. C’est possible, mais il importe de tenir compte de plusieurs considérations déontologiques.
Tout d’abord, avant d’aller plus loin, tenons pour acquis que l’ingénieure ou l’ingénieur qui envisage de se tourner vers la pratique privée occasionnelle a les connaissances suffisantes pour le faire et se conforme aux règlements applicables en la matière, notamment le Règlement sur l’assurance de la responsabilité professionnelle des ingénieurs ainsi que le Règlement sur les dossiers, les lieux d’exercice et la cessation d’exercice des ingénieurs. À défaut de quoi, bien sûr, cette personne s’expose à des poursuites disciplinaires et civiles.
Par ailleurs, plusieurs employeurs font signer aux ingénieures et aux ingénieurs qu’ils embauchent des contrats de travail comportant diverses dispositions relatives à la non-concurrence, à la non-sollicitation, à la confidentialité, etc. Bref, il existe un ensemble de restrictions contractuelles dont le non-respect, le cas échéant, pourrait être interprété comme un bris contractuel et un manque d’intégrité professionnelle.
Avant d’envisager une pratique privée occasionnelle, il est donc opportun de vérifier l’étendue des obligations contractuelles applicables.
Incompatibilité et conflit d’intérêts
Une première question que l’ingénieure ou l’ingénieur devrait se poser concerne la compatibilité de son emploi à temps plein avec la pratique privée occasionnelle envisagée.
Par exemple, dans la fonction publique, une personne qui occupe un emploi lié à la délivrance de permis municipaux ou d’autorisations gouvernementales ne devrait pas offrir ses services à d’éventuels demandeurs de tels permis ou de telles autorisations. Tout comme il serait inapproprié pour quelqu’un travaillant dans une entreprise privée d’offrir ses services aux clients, ou même aux fournisseurs de son employeur.
De telles offres de services pourraient engendrer une situation d’incompatibilité ou de conflit d’intérêts réel, potentiel ou apparent1.
Par ailleurs, pour éviter toute confusion, dans sa pratique privée occasionnelle, l’ingénieure ou l’ingénieur devrait s’abstenir d’utiliser les coordonnées de son employeur, comme une adresse courriel, un numéro de téléphone, etc.
Appropriation du travail d’autrui ou de la propriété intellectuelle de l’employeur principal
Au cours de son travail à temps plein, l’ingénieure ou l’ingénieur acquiert de l’expérience et développe une expertise qui lui est propre, qu’elle ou il pourrait transposer et utiliser dans le cadre d’une pratique privée occasionnelle.
Cependant, il est fréquent qu’un employeur ait élaboré au fil du temps divers outils qui lui sont propres, outils qu’il met à la disposition de ses employées et employés, comme des guides techniques, des gabarits standardisés, des normes et procédures internes, des plans et des schémas types, etc. L’utilisation d’outils de ce type par une ingénieure ou un ingénieur exerçant en pratique privée occasionnelle et travaillant pour un employeur pourrait être interprétée comme une forme d’appropriation du travail d’autrui, voire comme du plagiat ou même un vol de propriété intellectuelle. De plus, l’employeur concerné pourrait se sentir lésé et intenter des recours judiciaires à cet effet.
Disponibilité et diligence
Un travail à temps plein, souvent du lundi au vendredi, auquel s’ajoutent des obligations familiales importantes, peut réduire considérablement la disponibilité de l’ingénieure ou de l’ingénieur. Dans de telles circonstances, il pourrait, par exemple, être inapproprié d’accepter un mandat d’attestation de conformité de travaux si l’ingénieure ou l’ingénieur n’est pas disponible pour effectuer les visites de chantier requises aux moments critiques2.
Par ailleurs, l’ingénieure ou l’ingénieur « doit faire preuve, dans l’exercice de sa profession, d’une disponibilité et d’une diligence raisonnables3 ». Tout comme elle ou il doit aussi « rendre compte à son client lorsque celui-ci le requiert4 ». Ces obligations s’appliquent à tous les clients d’une ingénieure ou d’un ingénieur, aussi bien aux clients ponctuels rencontrés dans le contexte de la pratique privée occasionnelle qu’à l’employeur, qui est considéré, ne l’oublions pas, comme le client de l’ingénieure ou de l’ingénieur5.
Publicité et représentation
Enfin, l’ingénieure ou l’ingénieur qui sollicite une nouvelle clientèle doit éviter toute « représentation fausse, trompeuse, incomplète ou susceptible d’induire en erreur, par rapport à ses activités et services professionnels6 », tant en ce qui concerne ses propres qualifications qu’en ce qui concerne son « équipe ».
Ainsi, une ingénieure exerçant seule ou un ingénieur exerçant seul en pratique privée occasionnelle à la maison doit éviter d’employer des expressions comme « notre équipe » ou encore « le groupe ». De plus, laisser croire qu’il existe plusieurs lieux d’exercice en multipliant les adresses à travers le Québec est tout aussi malavisé7.
Sources :
1. Ingénieurs c. Leblanc, CDOIQ, 22-22-0679, 12 avril 2023.
2. Ingénieurs c. Meza Montufar, CDOIQ, 22-22-0669, 28 octobre 2022.
3. Article 3.03.01 du Code de déontologie des ingénieurs.
4. Article 3.03.03 du Code de déontologie des ingénieurs.
5. Article 1.02 du Code de déontologie des ingénieurs.
6. Article 5.01.01 du Code de déontologie des ingénieurs.
7. Ingénieurs c. Koron, CDOIQ, 22-23-0682, 27 avril 2023.
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