Le combattant du béton bas carbone
Cet article s’inscrit dans la collection « PRATIQUE EXEMPLAIRE ».
Par Pascale Guéricolas, journaliste.
Arezki Tagnit-Hamou, ing., Grand Prix d’excellence 2024 de l’Ordre, cherche depuis plusieurs décennies un béton durable qui génère moins de GES.
Peu d’universitaires peuvent se targuer de connaître l’objet de leurs recherches depuis leur jeunesse. C’est pourtant le cas de ce professeur au Département de génie civil et de génie du bâtiment de l’Université de Sherbrooke. Fils de maçon, Arezki Tagnit-Hamou aide son père à bâtir la maison familiale en béton en Algérie dans les années 1970. Déjà, le matériau le fascine. Il maintiendra cet intérêt tout au long de ses études en génie dans son pays natal, et même après. Puis, le voilà chef de projet d’une cimenterie, avant de partir en Hongrie pour y préparer un doctorat sur les techniques silicates.
C’est là que l’ingénieur Pierre-Claude Aïtcin, lui-même titulaire du Grand Prix d’excellence professionnelle de l’Ordre en 2013, le contacte. Ce professeur de l’Université de Sherbrooke a lu sa thèse et veut bénéficier de son expertise. À cette époque, le profil de ce doctorant orienté vers l’infiniment petit se démarque. Le jeune homme s’intéresse en effet à la microstructure et à la physico-chimie des matériaux cimentaires, alors que le béton est surtout étudié sous l’angle de ses qualités mécaniques.
Rapidement devenu professeur, Arezki Tagnit-Hamou oriente ses recherches vers un béton à faible empreinte carbone, point de départ d’une prolifique carrière dans ce domaine. « Je me souviens qu’à la fin des années 1990, les discussions sur l’effet des émissions de gaz carbonique du ciment Portland semblaient presque ésotériques aux ingénieurs en poste qui suivaient mes cours », se rappelle le professeur avec un sourire.
L’ingénieur Arezki Tagnit-Hamou dans son bureau
à l’Université de Sherbrooke tient fièrement son trophée du Grand Prix d’excellence 2024 de l’Ordre.
Réduire le recours au ciment Portland
Marqué peut-être par son expérience de constructeur de cimenterie en Algérie, l’ingénieur expert en silicates poursuit son combat contre les émanations en CO2 du ciment Portland en transformation. Il cherche des matériaux cimentaires de remplacement, en se penchant par exemple sur le traitement des brasques d’aluminerie, autrement dit les briques avec lesquelles sont construits les fours. Une fois les polluants éliminés, elles donnaient d’excellentes performances comme ajout cimentaire dans le béton.
Autre sous-produit d’intérêt pour ce pionnier, les cendres de boue de désencrage des papetières, utilisées comme liant en remplacement d’une partie du ciment, un produit maintenant largement utilisé pour la stabilisation des déchets.
C’est alors que le destin frappe à la porte sous la forme de représentants de la Société des alcools du Québec (SAQ). Mise au courant de ses travaux, cette société d’État lui propose de valoriser le verre des dizaines de milliers de contenants postconsommation envoyés dans les centres de tri chaque année. Pourquoi ne pas broyer ce verre très fin, un silicate, et remplacer ainsi une partie du ciment ?
L’idée fait son chemin, et la SAQ ainsi que d’autres partenaires financent la Chaire SAQ en valorisation du verre dans les matériaux pendant 20 ans. Le travail acharné du professeur Tagnit-Hamou et son équipe après bien des essais-erreurs, parvient à un véritable exploit. Les organismes réglementaires autant au Canada qu’aux États-Unis acceptent ce matériau cimentaire à faible empreinte carbone comme ingrédient dans la recette pour fabriquer du béton. Il s’agit d’une première en 40 ans ! Consécration suprême, l’American Concrete Institute, fort de ses 33 000 membres, décerne en 2021 aux ponts Darwin de l’Île-des-Sœurs, à Montréal, son premier prix d’excellence en infrastructure, pour avoir utilisé un béton fait de poudre de verre.
Un chercheur innovateur
Cette capacité à mener un projet du laboratoire de recherche jusqu’à l’application dans les infrastructures distingue ce chercheur hors pair. Il reconnaît pourtant que la voie qu’il a choisie s’avère souvent très exigeante. « Le plus difficile, c’est de mettre à l’échelle les résultats de la recherche et les élever pour qu’ils se prêtent au transfert de technologie, explique le directeur du Groupe de recherche sur le ciment et le béton. Par ailleurs, le transfert vers l’industrie nécessite non seulement de dépasser les effets d’échelle et la résistance au changement, mais aussi de faire accepter cette innovation par les organismes de normalisation. On doit donc trouver une manière d’accélérer le processus. »
Passionné par son travail, le lauréat du Grand Prix d’excellence est aussi conscient de l’urgence d’agir pour la planète, puisque de 7 % à 8 % des GES produits dans le monde proviennent du ciment Portland. « Du Nunavut aux montagnes de ma Kabylie natale, l’humain a toujours su exploiter judicieusement les ressources pour le bien-être de ses congénères, tout en respectant la planète. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas, il suffit de constater l’emballement des changements climatiques. » Et il ajoute : « Nous avons le devoir et l’obligation de concevoir des outils plus respectueux de la nature. Les défis sont énormes, et les ingénieures et les ingénieurs ont un très grand rôle à jouer dans ce changement. »
Voilà pourquoi, avant de troquer dans quelques années le laboratoire de recherche pour le bord de mer et le plaisir de la pêche, Arezki Tagnit-Hamou consacre toutes ses énergies à un nouveau projet. Un pôle d’excellence sur les bétons à faible empreinte carbone est en train d’émerger à l’Université de Sherbrooke sous son impulsion (voir l’encadré ci-dessus). Un legs qui résume la bataille menée depuis des décennies par ce chercheur visionnaire pour un matériau indispensable moins dommageable pour l’environnement.
Pôle d’excellence (en cours)
Le pôle d’excellence sur les bétons dits « bas carbone », qui se met en place à l’Université de Sherbrooke à l’instigation d’Arezki Tagnit-Hamou, ne regroupe pas que des chercheuses et des chercheurs ayant de l’expertise dans ce matériau. Il a des ambitions beaucoup plus grandes. On y trouve aussi bien des entrepreneuses et des entrepreneurs en construction que des entreprises productrices de matériaux cimentaires traditionnels ou alternatifs et de béton.
Des propriétaires d’ouvrages, des villes et des ministères figureront aussi parmi les partenaires.
Le professeur rêve d’un lieu de recherche, de débats et d’échanges pour élaborer, développer et valider de nouveaux matériaux et de nouvelles technologies, sans se cantonner à la simple évaluation technologique.
Des matériaux verts
Des spécialistes du cycle de vie participeront à la caractérisation du béton dans ce pôle d’excellence, tout comme des expertes et des experts en politiques publiques. L’acceptabilité sociale fait aussi partie des notions indispensables à prendre en compte pour que les matériaux nouvellement mis au point accèdent au marché vert. En plus de faciliter le transfert de technologies et de matériaux verts vers la société et l’industrie, ce nouvel ensemble permettra donc de former des ingénieures et des ingénieurs très orientés vers le développement durable et ayant conscience de l’effet de leur travail sur l’environnement.
Arezki Tagnit-Hamou en quelques dates
1980 : baccalauréat en génie chimique industriel, en Algérie
1989 : doctorat en génie des silicates à l’Université de Veszprém, en Hongrie
1990 : chercheur postdoctoral au Département de génie civil et de génie du bâtiment de la Faculté de génie de l’Université de Sherbrooke
1992 : professeur adjoint au Département de génie civil et de génie du bâtiment de la Faculté de génie de l’Université de Sherbrooke
1995 : professeur titulaire au département de génie civil et de génie du bâtiment de l’Université de Sherbrooke
Depuis 2004 : directeur de la Chaire SAQ en valorisation du verre dans les matériaux
Depuis 2011 : directeur du Groupe de recherche sur le ciment et le béton de l’Université de Sherbrooke (GRCB)
2016 : fondation et direction du Laboratoire international d’excellence sur les écomatériaux (LIA-Écomat), une collaboration de l’Université de Sherbrooke et de l’Université Gustave Eiffel, en France
2024 : création du Pôle d’excellence sur les bétons bas carbone (en cours).