Acceptabilité sociale et déontologie
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Cet article s’inscrit dans la collection « PRATIQUE EXEMPLAIRE ».
Par Me Martine Gervais, avocate, cheffe d’équipe de la gestion des demandes d’enquêtes et conseillère juridique et Philippe-André Ménard, ing., syndic adjoint.
Un citoyen, une citoyenne avant tout
D’abord, il est important de rappeler que l’ingénieure ou l’ingénieur est un membre « majeur et vacciné » de la société, et qu’à ce titre, elle ou il peut participer pleinement à la vie démocratique de sa communauté. Ainsi, elle ou il peut s’impliquer activement dans les différents débats qui l’intéressent. Nul besoin d’avoir un mandat ou un client pour exprimer une opinion.
Mais attention : la personne qui choisit de s’impliquer dans un débat ne peut faire abstraction du fait qu’elle est membre d’un ordre professionnel. À ce titre, elle doit donc éviter d’avoir un comportement ou de tenir des propos qui seraient contraires « à l’honneur ou à la dignité de [la] profession1 ». Il est souhaitable que ses interventions soient posées et dénuées de propos malicieux, dénigrants ou diffamants.
Posons-nous par ailleurs la question : est-ce que cette personne donne un avis « personnel », à titre de citoyen lambda, ou bien se prononce- t-elle à titre d’ingénieure ou d’ingénieur, en mettant de l’avant son titre professionnel pour établir sa crédibilité ?
Dans ce dernier cas, il est important de rappeler que le Code de déontologie des ingénieurs (CDI) mentionne que « l’ingénieur ne doit exprimer son avis sur des questions ayant trait à l’ingénierie que si cet avis est basé sur des connaissances suffisantes et sur d’honnêtes convictions » (art. 2.04). Précisons que l’ingénieure ou l’ingénieur doit non seulement avoir des connaissances générales dans le domaine où elle ou il intervient, mais elle ou il doit aussi avoir des connaissances pointues sur le projet ou la situation qui fait l’objet du débat.
L’ingénieur ne doit exprimer son avis sur des questions ayant trait à l’ingénierie que si cet avis est basé sur des connaissances suffisantes.
Au service des partisans et des opposants
Plusieurs projets, aux prises avec la question de l’acceptabilité sociale, font l’objet de débats partiellement ou essentiellement techniques. Des ingénieures et des ingénieurs se retrouvent bien souvent dans un camp ou dans l’autre, mandatés par les partisans ou les opposants pour défendre un point de vue ou un autre.
D’abord, mentionnons que dans un tel contexte, l’ingénieure ou l’ingénieur mandaté par l’une des parties n’a pas l’obligation d’en aviser son confrère ou sa consœur travaillant pour l’autre partie2.
Puis, réitérons que tous les intervenants impliqués ne doivent pas tenir de propos malicieux sur leurs consœurs et confrères, ou sur toute autre personne, malgré des points de vue parfois très divergents. Et ces points de vue divergents n’impliquent pas nécessairement qu’une infraction déontologique a été commise. Rappelons qu’il n’est pas rare que, sur un même sujet, plusieurs ingénieures et ingénieurs puissent diverger quant à leurs choix méthodologiques, leurs démarches scientifiques et leurs conclusions. Cette absence de consensus s’observe notamment dans l’évaluation de phénomènes technologiques nouveaux et controversés, comme l’effet des champs de parcs éoliens. Soulignons que le Bureau du syndic n’a pas pour mission de trancher de telles controverses.
Enfin, le simple fait d’être mandaté — et de recevoir une rémunération — par l’une ou l’autre des parties n’induit pas pour autant un conflit d’intérêts. L’ingénieure ou l’ingénieur à un devoir d’indépendance3 et une responsabilité envers le public qui devraient garantir rigueur et objectivité.
Instrumentalisation et déontologie
Les débats sur l’acceptabilité sociale de divers projets peuvent rapidement devenir clivants et émotifs. Dans un tel contexte, il n’est pas rare que tant les partisans que les opposants à ces projets cherchent à instrumentaliser les ingénieures et les ingénieurs, et même le Bureau du syndic, pour faire avancer leurs causes.
Les ingénieures et les ingénieurs ainsi sollicités doivent porter une attention encore plus particulière au libellé du mandat qui leur est confié et aux moyens qui sont mis à leur disposition (temps pour effectuer le travail, disponibilité leurs rapports, avis ou conclusions. Par exemple, il pourrait être présomptueux d’affirmer : « Il n’existe pas de lien entre la présence de XYZ et les inconforts rapportés.» Il serait plus prudent de conclure : « Nous n’avons pu établir de lien entre la présence de XYZ et les inconforts rapportés.»
Par ailleurs, les opposants qui souhaitent que le Bureau du syndic s’implique dans ces débats invoquent parfois l’article 2.01 du CDI : « Dans tous les aspects de son travail, l’ingénieur doit respecter ses obligations envers l’homme et tenir compte des conséquences de l’exécution de ses travaux sur l’environnement et sur la vie, la santé et la propriété de toute personne. »
Mais cette disposition du CDI s’inscrit dans le cadre normatif existant (lois, règlements, normes, etc.). Elle n’a pas pour objet de forcer des prises de position morales, au gré de la conscience et des valeurs personnelles de tout un chacun.
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- « Nul professionnel ne peut poser un acte dérogatoire à l’honneur ou à la dignité de sa profession ou à la discipline des membres de l’Ordre […]. » (Code des professions, article 59.2)
- « Comme l’affaire Thibault l’illustre (Thibault Ingénieurs, 1999, Q.C.T.P. 080), le cas de l’ingénieur qui reçoit le mandat d’examiner le travail d’un confrère pour fins d’expertise ne comporte pas l’obligation d’aviser son confrère dans la mesure où ce geste n’entraîne aucun changement à la substance du travail en question. » (Plan, mai 2004, page 31)
- « L’ingénieur doit sauvegarder en tout temps son indépendance professionnelle et éviter toute situation où il serait en conflit d’intérêts. » (CDI, art. 3.05.03)
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