Conversation inspirante : moment charnière pour la construction

Relève, diversité et changements climatiques : la construction au Québec évolue. Sophie Larivière-Mantha, ing., et Audrey Murray en discutent.

Cet article s’inscrit dans la collection « PRATIQUE EXEMPLAIRE ».
Par Emmanuelle Gril, journaliste.


 

La présidente de l’Ordre des ingénieurs du Québec, Sophie Larivière-Mantha, ing., et la présidente-directrice générale de la Commission de la construction du Québec, Audrey Murray, ont échangé de façon conviviale sur des sujets qui leur tiennent à cœur. Voici leurs réflexions sur les besoins en main-d’œuvre, la diversité sur les chantiers et les changements climatiques.

Sophie Larivière-Mantha, ing. : Audrey, tu es entrée en poste à l’automne 2023. Quel bilan fais-tu au terme de tes premiers 100 jours ?

Audrey Murray : L’industrie de la construction se trouve à un moment charnière et doit relever de nombreux défis. Qu’il s’agisse de renouvellement des infrastructures, de réduction de gaz à effet de serre, de crise du logement ou de mise à niveau des bâtiments, elle a un rôle important à jouer.

Pour relever ces défis, elle doit pouvoir compter sur un fort leadership collaboratif, ainsi que sur une main-d’œuvre compétente et en nombre suffisant. Elle doit également s’assurer du respect des règles et de la conformité des travaux sur les chantiers, surtout à un moment où de nouveaux acteurs entrent dans l’industrie.

Nous travaillons aussi activement à améliorer l’expérience client, aussi bien avec les entrepreneurs qu’avec les travailleuses et travailleurs.

Pour mener à bien notre mission et faire face à ces différents défis, resserrer nos liens avec d’autres intervenants influents, notamment l’Ordre des ingénieurs, sera un atout.

Audrey : Et de ton côté, Sophie, que retiens-tu alors que tu arrives au terme de ton premier mandat ?

Sophie : Tout d’abord, je ressens une grande fierté quand je pense au haut niveau de mobilisation de l’équipe de l’Ordre (92 %) et au travail accompli dans plusieurs dossiers d’importance concernant le développement durable, l’intelligence artificielle et la diversité en génie, entre autres.

Les besoins croissants de main- d’œuvre en génie m’ont aussi interpellée. Notre dernière étude sur les projections de l’offre et la demande en main-d’œuvre nous indique une augmentation des besoins dans plusieurs disciplines, et montre que 52 000 nouveaux professionnelles et professionnels en génie devront intégrer la profession d’ici 10 ans pour répondre à la demande du marché. Je suppose que le secteur de la construction sera également touché.

Enfin, je me réjouis de notre dernière campagne de communication. Elle met de l’avant une nouvelle image, une vision plus humaine de notre profession qui illustre parfaitement de quelle façon les ingénieures et les ingénieurs répondent aux besoins de la population québécoise.

« Je sens qu’il y a un grand désir de changement de culture, tant du côté des syndicats que des entreprises. Nous comptons mettre en œuvre des stratégies et des actions afin que les milieux de travail soient plus accueillants et inclusifs. »

AUDREY MURRAY

 

 

Relève et diversité sur les chantiers

La question de la relève et de la diversité sur les chantiers, et plus largement celle de la main-d’œuvre, sont des préoccupations centrales tant pour l’Ordre que pour la Commission de la construction du Québec (CCQ).

Sophie : Selon toi, quelle est la principale barrière à l’intégration des femmes dans le milieu de la construction ?

Audrey : Actuellement, on compte environ 3,8 % de femmes sur les chantiers. Il y a eu des gains par rapport au passé, mais nous perdons encore 55 % d’entre elles après cinq ans. Les deux plus importants motifs d’abandon sont les difficultés en matière de conciliation travail- famille et le climat de travail.

C’est pourquoi nous allons travailler davantage sur ces aspects dans le nouveau programme d’accès à l’égalité des femmes dans l’industrie. Ce plan, adopté en 2015, nous a aidés à rattraper la moyenne canadienne, mais c’est encore insuffisant. Sur le terrain, je sens d’ailleurs qu’il y a un grand désir de changement de culture, tant du côté des syndicats que des entreprises. Nous comptons mettre en œuvre des stratégies et des actions afin que les milieux de travail soient plus accueillants et inclusifs. Qu’en est-il pour vous ?

Sophie : Nous comptons actuellement 16 % de femmes dans nos rangs, alors qu’elles n’étaient que 4 % en 1989 ! Nous constatons que les femmes représentent près de 22 % des candidates et des candidats à la profession. Un élément clé de succès qui a mobilisé tout le milieu du génie a été l’initiative 30 en 30 lancée par Ingénieurs Canada, qui a pour objectif de porter à 30 % le pourcentage de femmes ingénieures nouvellement admises en 2030.

Je suis optimiste pour l’avenir, car neuf ingénieures sur dix recommanderaient à leur fille de travailler dans le domaine du génie. Ce que nous savons, c’est que les femmes ont besoin de modèles et de personnes capables de les mentorer pour pouvoir se projeter dans la profession. Elles ont aussi besoin d’accommodements conçus pour elles, qui seront par ailleurs bénéfiques à toute la communauté du génie une fois mis en place.

Audrey : C’est intéressant et inspirant pour nous. Il y a aussi la question des personnes issues de l’immigration, car elles représentent à peine 5,5 % de la main-d’œuvre dans le domaine de la construction. Compte tenu des énormes besoins en main-d’œuvre pour les cinq prochaines années, l’immigration est un incontournable. La CCQ travaille sur un plan d’action afin de faciliter l’intégration des personnes immigrantes, en particulier par la reconnaissance de l’expérience.

Sophie : Je suis d’accord avec toi, c’est un incontournable. Pour sa part, l’Ordre est l’un des ordres professionnels qui reçoit et accepte le plus de demandes d’admission, avec 12,5 % des ingénieures et des ingénieurs formés en dehors du Canada et près de 25 % issus de l’immigration. Nous sommes constamment à la recherche de solutions pour optimiser nos processus sans sacrifier nos standards, car il est primordial pour nous de garantir le maintien d’un niveau de compétences adéquat, sachant que dans de nombreux pays, le titre d’ingénieur n’est pas réglementé. Par exemple, pour faciliter le processus d’admission, nous avons établi des ententes de reconnaissance de diplomation avec des universités étrangères. Cela accélère grandement le processus.

Adaptation aux changements climatiques

L’adaptation aux changements climatiques et le développement durable passent aussi par des bâtiments bien conçus et résilients. La CCQ et l’Ordre ont à cœur de s’adapter pour mieux répondre à ce défi.

« Les solutions aux défis environnementaux émergeront d’une pratique multidisciplinaire. »

SOPHIE LARIVIÈRE-MANTHA, ING.

 

 

 

Sophie : Selon toi, le milieu de la construction a-t-il les outils nécessaires pour s’adapter et effectuer cette transition ?

Audrey : J’ai le sentiment que les choses avancent trop lentement. Nous devons poser rapidement un diagnostic sur les besoins en compétences vertes, mais aussi miser sur les innovations sur le terrain. Cette question fait d’ailleurs partie de mes priorités, car le milieu de la construction est celui qui produit le plus de déchets et de gaz à effet de serre.

Sophie : Les solutions aux défis environnementaux émergeront d’une pratique multidisciplinaire. À l’Ordre, nous avons actualisé notre énoncé de position sur le développement durable ; nous avons ainsi détaillé nos engagements pour soutenir les ingénieures et les ingénieurs au quotidien dans une nouvelle version de ce plan d’action. Nous proposons aussi des formations liées au développement durable. D’ailleurs, nous avons collaboré à une formation de 15 heures sur l’adaptation aux changements climatiques produite par Ouranos et l’Observatoire québécois de l’adaptation aux changements climatiques de l’Université Laval. Celle-ci est aussi offerte aux architectes et aux urbanistes.

Conclusion

Cet échange révèle un moment crucial pour le secteur de la construction. La nécessité d’inclure davantage de femmes et de personnes issues de l’immigration se profile, tout comme l’urgence d’adopter des pratiques durables pour répondre aux changements climatiques. Pour faire face aux défis, une approche concertée apparaît comme la voie à suivre pour façonner un avenir durable et inclusif.

 

Minibio

Sophie Larivière-Mantha

Présidente de l’Ordre des ingénieurs du Québec depuis 2022, Sophie Larivière-Mantha s’est fixé trois priorités sur lesquelles elle désire intervenir durant son mandat : la surveillance des travaux, le développement durable et la place des femmes en génie.

Audrey Murray

Audrey Murray cumule près de 20 ans d’expérience dans le milieu de la construction, dont 7 en tant que vice-présidente de la Commission de la construction du Québec. Avocate de formation, elle a également présidé la Commission des partenaires du marché du travail et a été sous-ministre du Tourisme du Québec.

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