Gestion des risques : le risque d’accidents industriels
Cet article s’inscrit dans le dossier « Gestion des risques ».
Par Valérie Levée – Photos : Ville de Montréal. Accident de Monsanto (1966)
C’est arrivé le 13 octobre 1966 à LaSalle, qui fait aujourd’hui partie de la Ville de Montréal. Monsanto y possédait une usine de fabrication de polystyrène à partir de styrène. « Il y a eu un emballement de la réaction. L’usine a sauté, 11 personnes sont décédées et l’onde de choc s’est propagée dans un rayon de 400 m », se souvient l’ingénieur, actuellement professeur associé en gestion de risques à l’Université de Sherbrooke. C’était l’accident industriel le plus important que le Canada ait connu avant le déraillement du train de la compagnie Montréal, Maine & Atlantic, à Lac-Mégantic. Ces accidents industriels surviennent quand le risque technologique, essentiellement de nature chimique et pétrochimique, est mal identifié et géré. Ils se manifestent souvent par des incendies, voire de brutales explosions, et par la libération de gaz toxiques qui portent atteinte à l’environnement et à la sécurité de la population alentour.
Monsanto n’est plus là, mais d’autres entreprises utilisent du styrène au Québec, et l’histoire pourrait se répéter si le risque chimique est négligé. Et le styrène n’est évidemment pas le seul produit chimique dangereux. « Au Québec, les risques chimiques les plus importants sont sans doute liés au propane, à l’ammoniac et au chlore », estime Jean-Paul Lacoursière. Les sites concernés ne sont pas uniquement des usines chimiques, car le propane est souvent stocké près des populations et utilisé dans les installations agricoles et pour chauffer les mines. Quant à l’ammoniac, on le trouve dans les systèmes de réfrigération, et le chlore sert dans les usines de traitement d’eau potable.
Risques majeurs mais mal réglementés
« Accident industriel majeur » est la terminologie officielle retenue pour qualifier ces évènements tragiques et il appert que la législation pour encadrer ces risques majeurs est parcellaire. « Les législations sont différentes d’un pays à un autre. La France, le Royaume-Uni et les Pays-Bas sont très réglementés, alors que le Canada l’est peu », précise Jean-Paul Lacoursière.
Il existe pourtant une norme pour encadrer les risques industriels : la norme CSA Z767, gestion de la sécurité opérationnelle. Elle dicte les principes à appliquer pour identifier, comprendre, éviter et contrôler les dangers liés aux opérations industrielles. Cette norme est reprise dans les législations de la Colombie-Britannique et de l’Ontario, mais pas du Québec.
Il y a bien la Loi sur la santé et la sécurité du travail (LSST) et le Règlement sur la santé et la sécurité du travail (RSST) qui visent à prévenir et à maîtriser les accidents de travail et les maladies professionnelles, mais les accidents industriels sont d’une autre envergure. « On peut avoir une excellente performance en gestion des risques en milieu de travail et être désastreux en gestion des accidents majeurs », prévient Jean-Paul Lacoursière en donnant l’exemple de l’explosion de la plateforme Deepwater Horizon dans le golfe du Mexique en avril 2010. « Ce jour-là, des gestionnaires de BP étaient sur la plateforme pour remettre un prix pour la bonne performance en gestion de la santé et sécurité en milieu de travail, raconte Jean-Paul Lacoursière. Le désastre a eu lieu la même journée. »
La LSST requiert d’une entreprise qu’elle identifie et maîtrise les risques pour assurer la sécurité de ses travailleurs, mais n’exige pas la protection de la population générale en dehors de ses installations, celle-ci étant plutôt du ressort de la Loi sur la sécurité civile.
Selon la Loi sur la sécurité civile, les responsables des sites à risques industriels doivent déclarer la source de leur risque à la municipalité où ils sont implantés, mais « il n’y a pas de règlement pour appliquer cette loi », déplore Jean-Paul Lacoursière.
La Loi sur l’aménagement et l’urbanisme (LAU) n’enchâsse pas bien non plus l’implantation d’une entreprise sur le territoire. Le Conseil canadien des accidents industriels majeurs a défini des modes d’occupation du territoire autour d’une installation industrielle en fonction des probabilités de décès qu’elle présente en cas d’accident. Par exemple, si un site présente une probabilité de décès annuels inférieure à 1 sur un million, les environs pourront s’urbaniser sans restriction, à l’exception des populations et sites très vulnérables comme les centres de la petite enfance, les écoles, les centres pour personnes âgées, les hôpitaux. Inversement, si la probabilité de décès annuels excède 100 sur un million, rien ne pourra être construit à proximité du site. La LAU ne reprend pas ces principes, ne circonscrit pas l’approvisionnement en eau pour les services d’incendie à proximité des sites à risques, ni l’accès de services de secours. Jean-Paul Lacoursière espère voir ces éléments inclus dans la Politique nationale d’architecture et d’aménagement du territoire, qui doit être déposée en début d’été.
Les risques liés au propane sont, quant à eux, traités dans le chapitre III du Code de sécurité de la Régie du bâtiment du Québec.
À l’échelle fédérale, les risques industriels sont encadrés par la Loi canadienne sur la protection de l’environnement, de laquelle découle le Règlement sur les urgences environnementales. En vertu de ce règlement, les entreprises qui entreposent certaines substances chimiques au-delà d’une quantité donnée doivent élaborer un plan d’urgence environnemental. Ce plan dit comment prévenir le risque et comment intervenir en cas d’accident, mais l’application de ce règlement fédéral est ambiguë car le milieu de travail est de compétence provinciale. Ce règlement s’applique après la construction des installations et a peu ou pas d’influence sur leur conception. « La législation fédérale traite l’urgence environnementale mais pas les milieux de travail et elle ne peut pas contraindre les entreprises à agir quant à la localisation des sites », signale Jean-Paul Lacoursière.
On peut avoir une excellente performance en gestion des risques en milieu de travail et être désastreux en gestion des accidents majeurs.
— Jean-Paul Lacoursière, ing. – Université de Sherbrooke
Responsabilité et formation des membres
En dépit de cette réglementation incomplète, les membres de l’Ordre ont la responsabilité d’assurer la sécurité du public. Il revient aux ingénieurs et ingénieures d’évaluer les risques d’une installation ; et pour assumer cette responsabilité, une formation appropriée en gestion des risques s’impose. Or, Jean-Paul Lacoursière s’inquiète de voir les personnes expérimentées en gestion des risques partir à la retraite et il constate le manque de formation de la relève. « Mes collègues et moi avons appris des accidents du passé. Nous avons vu Bhopal », indique l’ingénieur, qui craint que les jeunes d’aujourd’hui ignorent cette tragédie qui a fait des milliers de morts en Inde en 1984.
En 2005, il a contribué à mettre sur pied un cours sur la gestion des risques au Département de génie civil de l’Université de Sherbrooke. D’autres facultés de génie offrent aussi un enseignement en gestion des risques industriels, mais Jean-Paul Lacoursière croit que « les jeunes qui sortent de l’université ne sont pas suffisamment formés ». Une formation complète pourrait s’inspirer de la norme CSA Z767, mentionne l’ingénieur, qui en énumère les quatre piliers : leadership en sécurité opérationnelle ; compréhension des dangers et des risques ; gestion des risques ; et améliorations à apporter aux installations. Si la norme met l’accent sur le leadership, c’est parce que la responsabilité ultime d’une entreprise vient de la haute direction et que les ingénieurs et ingénieures doivent aussi prendre les devants pour faire remonter l’information et conscientiser leurs supérieurs et les personnes qui dirigent l’entreprise. Jean-Paul Lacoursière donne l’exemple de l’explosion en vol des navettes Challenger et Columbia : « Dans les deux cas, le leadership n’a pas été exercé, commente-t-il. Soit que l’information que détenaient les équipes d’ingénierie n’est pas remontée à la direction, soit que celle-ci l’a ignorée. »
Les membres de la profession doivent donc aussi assumer leur leadership et fournir à leurs supérieurs des arguments convaincants s’appuyant sur une solide formation. Idéalement, ils devraient aussi pouvoir forger leurs connaissances en étudiant les accidents passés, mais le Canada n’a pas mis en place de base de données des accidents industriels survenus sur son territoire. « Les données publiées par Environnement Canada ne sont pas disponibles au Québec, la base de données du ministère de l’Environnement ne contient que des généralités, regrette Jean-Paul Lacoursière. Si on ne sait pas ce qui a causé un accident, on risque de ne pas en tirer de leçon et il se peut fort bien que l’accident se répète. »
Les accidents industriels sont heureusement rares et cela peut laisser croire que les risques sont somme toute bien gérés. Le danger est alors ce que Jean-Paul Lacoursière appelle « la banalisation de la déviance » : il y a eu déviance dans une conception ou dans un entretien, mais comme il n’y a pas d’accident, on néglige cette déviance et on la banalise. « Or ce n’est pas parce qu’il n’y a pas eu d’accident qu’il n’y en aura pas », affirme-t-il.
Jean-Paul Lacoursière, ing., a participé au groupe de travail sur les accidents chimiques de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Il a siégé au comité scientifique de l’Institut national de l’environnement industriel et des risques, en France. Au Canada, il a travaillé avec le Conseil canadien des accidents industriels majeurs et il a collaboré à la rédaction du Règlement canadien sur les urgences environnementales.
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