Se former au génie de demain
Cet article s’inscrit dans la collection « Formation »
Par Pascale Guéricolas
Avant de devenir présidente de l’Ordre, Sophie Larivière-Mantha a participé à la planification de la modernisation de l’Hôpital Maisonneuve-Rosemont, à Montréal. Formée en génie de la production automatisée avec une concentration en technologie de la santé, l’ingénieure gérait habituellement des équipements médicaux. Pour ce projet, son rôle diffère. « Comme il s’agit d’équipements de plus en plus connectés, dont les données doivent être accessibles rapidement aussi bien sur la tablette du médecin que dans le dossier numérisé du patient, il faut gérer beaucoup de données sur différents supports, explique-t-elle. Mon équipe était aussi chargée du volet technologique, ce qui implique la question de l’intelligence des données pour que tout le personnel soignant y ait accès. Je ne suis pas ingénieure informatique, mais, comme cheffe de service, je devais m’assurer que nos différents spécialistes s’arriment afin de promouvoir un environnement humain, efficace et soutenu par la technologie, un des principes directeurs du projet. » Cette expérience récente a permis à l’ingénieure Sophie Larivière-Mantha de prendre conscience du rôle de chef d’orchestre qui incombe de plus en plus aux ingénieurs et ingénieures. Souvent placés au centre des prises de décision, ils et elles ont en outre à faciliter le dialogue entre des personnes exerçant divers métiers et professions et employant des vocabulaires distincts. Cette nouvelle réalité est bien décrite dans l’étude Profil de l’ingénieur d’aujourd’hui et de demain, publiée par l’Ordre en avril 2021.
Ce document met l’accent sur trois compétences d’avenir, qui gagneront en importance chez les ingénieures et ingénieurs. La première concerne la gestion du changement et la capacité d’adaptation, compte tenu par exemple de la présence de plus en plus importante de l’intelligence artificielle. La seconde suggère de mieux se former à la gestion de données massives, à la programmation informatique, à la cybersécurité qui ne relève plus seulement des diplômés et diplômées en génie informatique, tandis que la troisième, et non la moindre, porte sur l’intelligence émotionnelle. Une qualité à cultiver car les problèmes à résoudre se complexifient et mobilisent des équipes de travail toujours plus diverses et variées.
Mon équipe était aussi chargée du volet technologique, ce qui implique la question de l’intelligence des données pour que tout le personnel soignant y ait accès.
Sophie Larivière-Mantha, ing., MBA — Ordre des ingénieurs du Québec
Des génies de plus en plus connectés
Conscients de l’importance de former des diplômées et diplômés dotés d’une grande rigueur intellectuelle et ayant aussi des connaissances pluridisciplinaires, les établissements d’enseignement du génie prennent les grands moyens pour y parvenir. Plusieurs optent pour un décloisonnement des disciplines. À l’Université Laval, la Faculté des sciences et de génie offre aux étudiants et étudiantes une flexibilité dans leur parcours scolaire. « Nous sommes la seule université francophone au Canada à donner des cours dans ces deux domaines au sein d’une même instance facultaire, ce qui favorise la formation interdisciplinaire, souligne le doyen, André Zaccarin, ing. Chez nous, par exemple, un étudiant en génie minier peut suivre des cours de géologie afin d’en apprendre davantage sur les sondages dans le sous-sol pour trouver des minéraux. Des ponts sont lancés aussi entre les génies logiciel et informatique, entre les génies civil et mécanique. » Pour l’avenir, le doyen plaide aussi pour une formation ouverte vers les autres facultés du campus. Les étudiants et étudiantes pourraient ainsi s’inscrire à 12 crédits en management, en design ou en arts, histoire de stimuler leur créativité et leur capacité à innover. On partage aussi cette conception à l’École de technologie supérieure (ÉTS), qui forme un ingénieur sur quatre au Québec. « Aujourd’hui, la pratique du génie a changé, constate le directeur de l’ÉTS, François Gagnon, ing. Aux connaissances générales indispensables pour exercer cette profession, il faut ajouter l’impact social que produisent certaines technologies ou projets, sans parler des conséquences sur l’environnement. »
Les ingénieurs et ingénieures de demain doivent être en mesure de travailler en équipe interdisciplinaire, voire transdisciplinaire, mais aussi d’aiguiser leur capacité d’écoute réelle et d’ouverture.
Maud Cohen, ing., FIC, MBA, ASC — Polytechnique Montréal
Apprendre à rêver
François Gagnon cite ainsi l’exemple du cellulaire, qui devient une extension de nos vies en stockant les photos personnelles, sans parler du rôle de cet outil dans la mise en contact sur les réseaux sociaux. Faut-il, par exemple, brider ses capacités pour limiter la dépendance des utilisateurs comme le moteur d’une voiture ? Ou revoir sa forme ? Ce sont des questions auxquelles pourraient répondre des professeurs et professeures venant de domaines comme la philosophie, le design ou l’éthique, qui font maintenant partie de l’équipe pédagogique de cette école. Des artistes pourraient s’y ajouter dans un avenir proche. Régulièrement, des étudiants et étudiantes de l’École de design de Nantes, en France, participent d’ailleurs aux innovations développées au Centech, un incubateur d’entreprises créé par l’ÉTS. C’est une façon pour les ingénieures et ingénieurs en émergence de se frotter à une autre réalité. Les laboratoires en équipe, une pratique mise en oeuvre dans les cours, forment aussi les étudiantes et étudiants à apprendre à travailler ensemble, une compétence aussi développée au sein des clubs et regroupements étudiants qui conçoivent des véhicules solaires, des drones ou des tout-terrain amphibies. En promouvant de façon soutenue la participation à ces activités, la direction de l’établissement constate que plus de 10 % de la collectivité étudiante y participe et vit une expérience étudiante très formatrice.
Tirer le meilleur de chaque type de génie
La Faculté de génie de l’Université de Sherbrooke poursuit aussi un objectif semblable en regroupant depuis deux ans des étudiantes et étudiants des génies mécanique et électrique autour de projets majeurs de conception, mais aussi celles et ceux qui étudient en génie informatique et en génie robotique. Ensemble, les équipes imaginent et fabriquent des prototypes fonctionnels. « Il s’agit de notre deuxième cohorte, et déjà on voit que les projets issus d’équipes mixtes sont plus avancés qu’avant, indique le doyen, Jean Proulx, ing. De plus, l’évaluation porte non seulement sur le produit, mais également sur la façon dont les membres du groupe ont travaillé ensemble. »
À la Faculté des sciences et de génie de l’Université Laval, les étudiants et étudiantes en génie logiciel et génie informatique collaborent aussi ensemble à des projets de conception, tout comme celles et ceux inscrits en génie électrique et en génie physique. Voilà une manière de développer l’intelligence émotionnelle, de plus en plus recherchée par les employeurs. « Les donneurs d’ordre, comme les municipalités ou les ministères, ont de nouvelles contraintes quant aux infrastructures, par exemple, mentionne Audrey Langlois, conseillère principale Main-d’œuvre et affaires publiques à la Fédération des chambres de commerce du Québec. Les ingénieures et les ingénieurs doivent tenir compte aussi bien des besoins des citoyennes et citoyens que des exigences liées au développement durable ; il faut être capable de dialoguer avec différents acteurs. Cette profession se retrouve désormais au cœur de très nombreuses questions liées à la mobilité, à l’urbanisme, à l’acceptabilité sociale. »
Les stages, partie prenante de la formation dans plusieurs établissements d’enseignement du génie, constituent un moyen privilégié de développer cette capacité à se mettre à l’écoute des autres et de comprendre les besoins du milieu. « Les ingénieures et ingénieurs de demain doivent être en mesure de travailler en équipe interdisciplinaire, voire transdisciplinaire, mais aussi d’aiguiser leur capacité d’écoute réelle et d’ouverture », remarque Maud Cohen, ing., directrice générale de Polytechnique Montréal. Initiés dès leur première année à ce mode de travail collaboratif, les étudiants et étudiantes réalisent quatre projets intégrateurs au cours de leur formation. Ce type de réalisation permet de travailler à plusieurs et mobilise aussi bien des connaissances techniques que des habiletés transversales. D’autre part, Polytechnique favorise deux parcours entrepreneuriaux pour celles et ceux qui approfondissent un projet, l’un dans le domaine des technologies propres et l’autre en cybersécurité. Soucieuses de diversifier les horizons, certaines facultés de génie, comme celle de l’Université de Sherbrooke, diversifient aussi les sources d’enseignement. À cheval entre les sciences de la gestion et le génie, une professeure participe ainsi à la concentration en entrepreneuriat. Elle forme les étudiants et étudiantes à l’écosystème entrepreneurial, en amont de leur éventuelle participation à un incubateur d’entreprises. Un autre professeur de la Faculté des lettres et sciences humaines devrait bientôt s’ajouter à cette nouvelle initiative, afin de mettre l’accent sur l’impact d’un nouveau produit sur le comportement des consommatrices et consommateurs ou sur sa mise en marché.
Aux connaissances générales indispensables pour exercer cette profession, il faut ajouter l’impact social que produisent certaines technologies ou projets, sans parler des conséquences sur l’environnement.
François Gagnon, ing. — ÉTS
Une conception de plus en plus personnalisée
La question de la diversité citoyenne préoccupe aussi au plus haut point la Faculté de génie et l’Université de Sherbrooke, qui vient d’ailleurs de lancer un projet pilote. Il vise l’analyse comparative des sexes sur les technologies, ou les prototypes de robots à reconnaissance faciale ou vocale, par exemple, pour prendre davantage en compte la variété des particularités humaines. Mieux vaut disposer, par ailleurs, de mannequins différents pour prévenir les accidents automobiles ou des tissus fabriqués en laboratoire. Ces informations sont fondamentales pour offrir des équipements et des technologies adaptées à l’ensemble de la population, et pas seulement à un groupe standard.
Autre incontournable dans la formation selon les écoles et facultés de génie, l’enseignement portant sur la gestion des données. Les ingénieurs et ingénieures conçoivent de plus en plus des outils informatiques personnalisés et ont donc besoin de maîtriser ce langage. La Faculté des sciences et de génie de l’Université Laval offre déjà un cours d’introduction au langage Python, utilisé largement sur la planète, aux étudiants et étudiantes de différentes disciplines du génie. À l’automne 2024, il sera possible de suivre une concentration en sciences des données. Du côté de la Faculté de génie de l’Université de Sherbrooke, un nouveau programme de génie robotique est offert, en collaboration avec les génies électrique, mécanique et informatique, qui s’intéresse aussi bien à l’automatisation industrielle qu’aux interactions avec les machines en matière de santé et d’éducation. Un autre nouveau programme en génie du bâtiment, orchestré en collaboration avec le génie civil et le génie mécanique, est aussi offert. Il cible la conception intégrée des bâtiments, y compris l’écoconception. Le développement durable, l’analyse du cycle de vie, la recherche de la carboneutralité font aussi partie des éléments de plus en plus présents dans les programmes de génie. Polytechnique Montréal offre un projet intégrateur en développement durable qui suscite un grand engouement. Des finissantes et finissants de diverses spécialités du génie sont jumelés à des étudiants et étudiantes en architecture, pour se prêter à un exercice de conception d’une infrastructure en milieu urbain dans une perspective de développement durable. Ils et elles doivent prendre en compte les effets des solutions proposées sur l’environnement, la société et l’économie (gestion des eaux usées et pluviales, production locale d’énergie, analyse du cycle de vie, mobilité et aménagement, gestion des sols contaminés, etc.). L’Université Laval réfléchit d’ailleurs à un éventuel baccalauréat en génie de l’environnement qui combinerait les enjeux climatiques, la recherche nordique – très présente dans cette université – et la biologie. La transition énergétique, les changements climatiques, la numérisation des activités, les compétences non techniques jugées désormais essentielles, tout cela transforme durablement le visage du génie. Les universités et les écoles québécoises s’adaptent à cette réalité en actualisant leur offre de cours. Elles prennent soin aussi de ne pas surcharger l’horaire, attentives aux défis de conciliation entre la vie personnelle et la vie professionnelle. Après tout, les études universitaires consistent surtout à apprendre à apprendre, pour se développer tout au long de son existence.
On voit que les projets issus d’équipes mixtes sont plus avancés qu’avant. De plus, l’évaluation porte non seulement sur le produit, mais également sur la façon dont les membres du groupe ont travaillé ensemble.
Jean Proulx, ing. — Université de Sherbrooke
Chez nous, un étudiant en génie minier peut suivre des cours de géologie afin d’en apprendre davantage sur les sondages dans le sous-sol pour trouver des minéraux.
André Zaccarin, ing. — Université Laval
La profession d’ingénieur se retrouve désormais au cœur de très nombreuses questions liées à la mobilité, à l’urbanisme, à l’acceptabilité sociale.
Audrey Langlois — Fédération des chambres de commerce du Québec
Maud Cohen, ing., FIC, MBA, ASC, est directrice générale de Polytechnique Montréal depuis août 2022. Elle détient un baccalauréat en génie industriel de Polytechnique Montréal et un MBA de HEC Montréal. Maud Cohen a occupé des postes de gestion au sein de la Fondation CHU Sainte-Justine, du Groupe CGI et de Systèmes Invensys Canada. De 2009 à 2012, elle a été présidente de l’Ordre des ingénieurs du Québec.
François Gagnon, ing., est directeur général de l’École de technologie supérieure (ÉTS) depuis juin 2019. Titulaire d’un baccalauréat et d’un doctorat en génie électrique de Polytechnique Montréal obtenu en 1991, il a amorcé cette même année sa carrière à l’ÉTS. Il a notamment été directeur du Département de génie électrique et titulaire de la Chaire de recherche industrielle CRSNG-Ultra Électronique SCT en communication sans fil d’urgence et tactique de haute performance.
Audrey Langlois est conseillère principale Main-d’oeuvre et affaires publiques à la Fédération des chambres de commerce du Québec. Elle est titulaire d’un baccalauréat en études politiques de l’Université Bishop’s et d’une maîtrise en relations internationales de l’École supérieure d’études internationales (Université Laval).
Sophie Larivière-Mantha, ing., MBA, est présidente de l’Ordre des ingénieurs du Québec depuis 2022. Titulaire d’un baccalauréat en génie de la production automatisée de l’ÉTS et d’une maîtrise en administration des affaires de l’ESG UQAM, elle a fait carrière dans le milieu du génie biomédical et a occupé différents postes de gestion au CIUSSS de l’Est-de-l’Île-de-Montréal.
Jean Proulx, ing., est doyen de la Faculté de génie de l’Université de Sherbrooke depuis juin 2021. Il a obtenu son baccalauréat à l’Université Laval, et sa maîtrise puis son doctorat à l’Université de Sherbrooke. Professeur de génie civil depuis 1994, il a été directeur du Département de génie civil et de génie du bâtiment de 2012 à 2021. Il a cofondé le programme de génie du bâtiment lancé en 2017 à l’Université de Sherbrooke.
André Zaccarin, ing., est doyen de la Faculté des sciences et de génie de l’Université Laval. Il détient un baccalauréat et une maîtrise en génie électrique de l’Université Laval, et un doctorat dans la même discipline de Princeton University. Professeur au Département de génie électrique et de génie informatique, il en a été le directeur de 2008 à 2016.
En savoir plus :